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Le voyage dans l’œuvre littéraire de Hawad de Dahbia ABROUS
Itinéraires inédits “ derrière le sillage de la cape-ancêtre ”
Comment le thème du voyage est-il représenté dans la littérature touarègue moderne ? Je m’intéresserai ici à l’œuvre de Hawad. Tout en étant écrite, celle-ci entretient un lien fort à l’oralité : dans sa réception, elle peut tout aussi bien être lue individuellement que déclamée ou mise en scène devant un public. Enfin, elle réinvestit et mêle, en y apportant un souffle nouveau, la poésie libérée des entraves prosodiques et le théâtre dans lequel les dialogues prennent souvent la forme de la joute oratoire.
Les limites de ma tentative doivent être d’emblée soulignées. Elles sont de deux ordres : d’une part, le corpus ici analysé ne représente pas la totalité de l’œuvre d’où le caractère partiel de cette analyse ; d’autre part, décoder toutes les métaphores qui tissent ces textes nécessite une parfaite connaissance des deux sources importantes auxquelles puise cette création poétique, c’est-à-dire d’abord la cosmogonie touarègue et à un degré moindre la mystique soufie, or je ne maîtrise suffisamment bien ni l’une ni l’autre de ces clés d’analyse. Il faut donc souligner le caractère exploratoire de ce travail.
De même que le principe du mouvement, de la mobilité, structure toute la cosmogonie touarègue (Claudot-Hawad, 1996a), on peut affirmer sans risque d’erreur que le thème du voyage – ou plus largement celui de la marche ponctuée d’étapes – est central dans l’œuvre littéraire de Hawad, que les titres en portent l’empreinte (Caravane de la soif, Chants de la soif et de l’égarement, L’anneau-sentier) ou non (Yasida, La danse funèbre du soleil, Sept fièvres et une lune, Buveurs de braises, etc).
Au-delà des titres, cette œuvre est tissée de mots-fibres tels que : “ route ”, “ sentier ”, “ parcours ”, “ partir ”, “ avancer ”, “ étape ”, “ exil ”… La marche y est synonyme de vie à un point tel qu’elle sollicite tous les éléments essentiels, vitaux, du corps humain : sang, sueur, placenta, menstrues, sperme, moëlle épinière. Il faut aussi souligner que le méhari – animal noble par excellence – est très peu évoqué : ce sont les talons et les pieds qui font corps avec le désert pour se l’approprier et le domestiquer.
Quelle que soit sa forme, cette marche s’inscrit :
“ derrière le sillage
de la cape-ancêtre
qui s’est emparée du tison
des routes ” (Buveurs de braises, 1996 : 31).
Mais si cette œuvre reprend – à l’instar des ancêtres – le « tison des routes », elle sort du parcours nomade habituel, de ce mouvement cyclique qui va “ du puits à la tente et de la tente au puits ”.
Les itinéraires qu’emprunte cette marche sont nouveaux. En effet, ces textes sont traversés par deux types de parcours qui souvent s’entrecroisent : la marche-quête et la marche ou le voyage-reconquête.
La marche-quête est celle des « vrais navigateurs du désert et de la transe » (Imollen, Sept fièvres et une lune, p. 64). Cette marche est celle de la quête infinie du sens : quête mystique, quête philosophique, comme dans Sept fièvres et une lune, quête de soi comme dans Yasida.
A l’exception de Yasida (pour des raisons qui seront analysées plus loin), cette marche-quête se déroule dans le désert, son moment privilégié est la nuit : du déclin du soleil jusqu’à l’aube.
Hawad définit ce moment compris entre le crépuscule et l’aube comme “ le temps de l’esprit de la résistance ”, le temps où l’obscurité efface l’ordre établi du monde visible et ouvre les horizons infinis de la quête, de la méditation et de la transe.
Il n’y a pas de voyageur isolé dans l’œuvre de Hawad : la marche met en mouvement plusieurs personnages dont les rôles semblent complémentaires : Awjembak, le forgeron, « personnage de l’entre-deux » par excellence (Claudot-Hawad, 1996b) ; Porteur de la Nuit , qui incarne l’honneur et les valeurs guerrières ; Kokayad, le poète iconoclaste ; Imollen, l’aveugle clairvoyant qui guide le groupe et qui prendra le nom de Billal dans Yasida et enfin Ewaki, le combattant solitaire. Ewaki pour lequel la réplique (la riposte, pourrions-nous dire) est toujours « à bout portant », et dont le portrait rappelle le personnage d’Akhmed Igueraw, bandit d’honneur qui mena son combat dans l’Aïr durant les années 1940 (Claudot-Hawad, 2000 : 35).
Deux souffles animent cette marche : l’insomnie, il faudrait dire plus exactement l’état de vigilance dans lequel le silence et l’obscurité décuplent la lucidité et la clairvoyance (c’est la raison pour laquelle la cécité d’Imollen se transforme en atout) et la parole : plus que de joute, il s’agit d’une parole qui circule et c’est dans ce tour de parole entre les personnages – souvent sur le mode de l’ironie caustique – que se tisse le sens.
Enfin, cette marche-quête, celle « des vrais navigateurs du désert » est jalonnée d’étapes. La référence à des étapes – qui apparaît explicitement dans un titre comme Sept fièvres et une lune – structure toute l’œuvre de Hawad. En fait, la notion d’étape est centrale dans les deux sources auxquelles puise l’imaginaire poétique de l’auteur : la mystique soufie qui mène à l’anéantissement et à la fusion cosmique est jalonnée d’étapes ; dans la cosmogonie touarègue, la voie ascensionnelle qui mène vers l’inta, moment d’unité parfaite, « espace harmonieux et éphémère qui délimite le départ, qui est aussi l’arrivée » (Hawad, 1992 : 23), est aussi jalonnée d’étapes. Cette notion d’étape apparaît fondamentale dans l’itinéraire qui doit mener l’individu à son accomplissement social : « Pour bâtir l’identité de l’homme social, on compte dans l’Aïr cinq étapes qui correspondent aux cinq sorties du proche vers le lointain, de l’intérieur vers l’extérieur, de la famille réduite jusqu’à la société toute entière (…). A la cinquième étape (ales megh tamtut n temust), on considère que [l’individu] est initié ou encore qu’il est désaltéré »
(Claudot-Hawad, 1996a : 9)
Ce parallèle entre l’itinéraire individuel de l’ascension mystique jalonné d’étapes et l’ascension des cinq paliers vers l’accomplissement de l’être social explique que, dans l’œuvre littéraire de Hawad, la quête individuelle ne peut être dissociée de sa dimension sociale et de celle de l’ensemble de la société. Vu l’état d’éclatement dans lequel se trouve la société touarègue aujourd’hui, cette marche-survie est nécessairement placée sous le signe de la résistance.
Ce deuxième versant de la marche est celui des « buveurs de braises » et des “ braises couvant le feu de la résistance ”. Ce voyage est celui de tous ceux qui, dans la société touarègue ou ailleurs, sont broyés par le nouvel ordre mondial et refusent l’éclatement et la mort ; c’est le :
« Parcours des braises
qui ne se soumet pas
au salpêtre du temps » (Buveurs de braises : 14)
C’est la marche qui, au-delà du désert, transporte les braises de la résistance vers les villes…jusqu’à Manhattan avec Yasida :
« Et quand le nomadisme se lasse de nous
nous savons faire danser les villes
par le feu » (Buveurs de braises : 23)
Cette marche est une marche-résistance, marche-reconquête car elle est destinée à « recoudre la trame déchirée » :
« Entrelacs de sentiers et de chants
vous recousez les blessures du pays »
(Buveurs de braises : p. 22)
… « Car nous savons ravauder et rapiécer
l’esprit du voyage » (Buveurs de braises : p. 55)
Cette métaphore de la « trame déchirée » qu’il faut recoudre est très présente dans le discours des hommes âgés lorsqu’ils évoquent l’éclatement que la France coloniale a fait subir au pays touareg, éclatement dont les frontières actuelles ne sont qu’une des conséquences : « La France, elle qui a usé et déchiré la trame de notre nation et qui a éventré ses liens avec les peuples voisins est incapable d’être aujourd’hui une aiguille qui recouse » (Emeslag Ag Elalag cité par Abrous, 1996b : 141).
Cette image est récurrente car « à l’idée de temust et plus exactement à celle de territoire est associée selon la représentation traditionnelle l’idée de recouvrir, d’abriter » (Abrous, 1996b : 140).
Dans cette conception, on peut très bien comprendre que la marche ou plus précisément encore le simple fait de fouler le sol constitue une manière de (ré)affirmer un droit sur le territoire, mais également de le “ reconstruire ”. Autrement dit, la marche ou le voyage – qui reconstruit symboliquement à la fois le territoire et la personne – est la meilleure antidote des frontières étatiques. C’est en ce sens qu’il s’agit d’une marche-reconquête.
Dans cette marche-reconquête, aucun point du pays n’est oublié. Est récurrente d’abord l’évocation des cinq pôles politiques qui constituaient le “ corps ” du pays touareg : « les cinq foyers en éveil (Buveurs de braises, 66) : « Azaouad, Aïr, Azawar’, Ahaggar, Ajjer » (idem, p. 67).
C’est autour de ces cinq pôles – à l’instar de l’armature qui sous-tend le vélum de la tente – que se tisse la trame du territoire-abri, le “ toit des Touaregs ” : tafella n Imajaghen ; c’est autour d’eux aussi que s’ordonne l’évocation des principaux lieux qui jalonnent l’itinéraire de cette marche-reconquête : « De Ghadamès jusqu’à Tanout, de Bilma jusqu’à Tombouctou » (Buveurs de braises, p. 13), « L’Ouest, pays de mes frères Ne-se-soumettent-pas » (Buveurs de braises, p. 34).
Cette reconquête des lieux par le verbe se confond avec celle de temujagha, le noyau dur centré sur les valeurs de ce qui, avant l’éclatement de la société touarègue, représentait la façon d’exprimer son “ humanité”. Un long poème est consacré ã Temujagha en page 28 de Buveurs de braises ; aux fronts armés, dans le même texte, l’auteur rappelle :
“Temujagha
que vous avez interrompue
par vos pas” (p. 51)
C’est la quête de Temujagha qui mènera Hawad vers des itinéraires inédits… jusqu’à Manhattan.
Dans Yasida, récit d’une grande densité qui retrace cette odyssée, la lutte du peuple touareg, la quête et la reconquête de soi, rejoint celle de tous les marginalisés du monde moderne. De manière tout à fait significative, le récit met en scène les sans-abris de Manhattan, ceux dont la tente est déchirée.
Yasida est le voyage du dépaysement par excellence : Kokayad, le poète iconoclaste “marche” jusqu’à Manhattan afin de conquérir Yasida, une fascinante prostituée hispano-mauresque.
Manhattan est certes le dépaysement mais ce n’est pas l’essuf : Kokayad y retrouve l’Afrique dans le personnage de Billal, le saxophoniste aveugle dont le souffle anime tout le groupe. A Manhattan, Billal apparaît comme le double d’Imallen, l’aveugle qui, dans Sept fièvres et une lune, guide “ la marche des navigateurs du désert et de la transe ”. Kokayad n’y rencontre pas seulement l’Afrique, il y retrouve aussi des membres de la tamurt, c’est-à-dire des peuples cousins qui dans la mythologie touarègue sont issus de la même souche : un Peul “ du Fouta Diallo ” (Yasida, p. 19) et deux personnages – une femme : Umma Musa (“ Mère de Moïse ”) et un homme : Abu Lqadus (“ Père de Jérusalem ” appelé El Qods, en arabe) – autant de portraits des alter ego “ porteurs des défis qui stimulent la marche nomade ” comme l’exprime Hawad.
Au-dessus de tous, car elle est “le toit des sans-abris” (Yasida p. 15), se détache le personnage de Yasida que Kokayad pourra conquérir de très haute lutte grâce au verbe. Signe de ces combats inédits, Kokayad entre en scène non pas avec la tenue du guerrier d’honneur, mais avec celle du martyr prêt au sacrifice : “torse nu, ceinturé du turban bleu, sarouel large roulé et remonté jusqu’aux genoux” (Yasida, p. 10) : Le “turban ”, symbole de l’honneur sangle la taille de Kokayad, et le sarouel est remonté jusqu’aux genoux, incarnant l’action mais aussi une certaine innovation dans la tenue, introduisant de la distance avec le comportement et les valeurs de l’honneur ancien. Notons que, dans tout le monde berbère, afud : le genou, la jambe, symbolise la force de combat et la résistance (voir afud, genou, in Encyclopédie berbère, XXX).
Au-delà de l’apparat, Kokayad arrive avec son viatique, ses “humanités” (éreshu, Claudot-Hawad, 1996a) symbolisé par les “sept lances” qui seront précieuses pour la conquête de Yasida, “fille de souverains nomades” (Yasida, p. 6) car, entre lui et cette cousine hautaine et exigeante, se déroulera une véritable compétition d’honneur.
La conquête de Yasida, de cette “femme-rein des gens de la dignité” (Yasida, p. 7) est aussi, pour Kokayad conquête de soi, reconquête de tout le passé des “gens du voile” (Yasida p. 12), “lions souverains de l’Afrique (Yasida, p. 10) ; car l’attitude fière et intransigeante de Yasida concentre et ressuscite “Iusef Ag Tachefin, Tarek Ag Ziyad, Koseïlata, Kahena, Juba, Jugurtha, Massinissa” (Yasida, p. 7). C’est cet enracinement dans l’histoire qui explique que Yasida ait pu résister à la tempête qui a déchiré la temust pour être aujourd’hui le dernier “ pilier de la tente-abri ”, de la tente-mère.
Cette image de la Femme-Terre-Racines trouve un écho dans la néo-littérature kabyle, comme dans le roman de Rachid Aliche ASFEL où le personnage de Nettat (littéralement “Elle”), personnage féminin, complexe et inaccessible, est le symbole de la berbérité à reconquérir ; mais le personnage féminin que la densité de Yasida évoque est surtout celui de Nedjma de Kateb Yacine.
Nedjma, figure emblématique dans l’œuvre de Kateb Yacine, est, comme Yasida, une femme aux origines complexes ; quatre jeunes gens dont elle est la cousine se disputent son amour, elle est même la sœur probable de l’un d’entre eux. Dans le roman qui porte son nom, prise dans cette trame serrée que tisse autour d’elle l’amour (incestueux ?) de ses cousins-frères, elle incarne la Terre-mère, la Tribu, les Ancêtres.
Yacida, “fille de souverains nomades”(Yasida, p. 4) accueille ainsi Kokayad qui tente de la séduire : “Crois-tu, dit-elle à ce cousin qui, à son goût, n’est pas assez combatif, qu’il suffit que nous ayons nagé dans les mêmes menstrues et que nous soyons cousins pour que je t’entoure de mes bras comme une mère accueillant son fils d’un exil sans fin ?” (Yasida p. 14). Ils sont donc cousins par leurs mères et l’on connaît la force de ce lien de parenté dans la société touarègue.
Yasida et Nedjma – si elles ne sont pas sœurs – sont au moins cousines car elles se reconnaissent dans la même “cape-ancêtre”.
Les liens que l’on peut établir entre l’imaginaire de Hawad et celui de Kateb Yacine ne s’arrêtent pas à ces personnages féminins fondamentaux et fondateurs. Les œuvres de ces deux auteurs se rejoignent dans un autre motif intime – celui du vautour, symbolisé dans l’œuvre de Hawad par la “cape-ancêtre”. Cette image du vautour est aussi présente dans l’œuvre de Kateb Yacine en particulier dans son ouvrage Les Ancêtres redoublent de férocité ; dans ce texte, le vautour se présente comme “le messager des ancêtres” : “il n’y a que moi [le vautour], l’oiseau de mort, le messager des Ancêtres”. (Les Ancêtres redoublent de férocité, p. 137).
Au-delà de l’image du vautour, d’autres ressemblances se dessinent entre les deux auteurs : dans Les Ancêtres redoublent de férocité, l’espace scénique est semblable à celui des œuvres de Hawad ; l’action de reconquête du leg des Ancêtres, lorsque l’appel de ceux-ci “redouble de férocité” (car Mustapha, Tahar et les autres personnages de Kateb Yacine sont aussi des résistants qui défendent l’indépendance de l’Algérie) se déroule la nuit dans une extrême sobriété de décor. Enfin, au-delà de tous les liens, qui mériteraient une analyse beaucoup plus fine, le même souffle épique parcourt ces deux œuvres.
Le voyage est un des “lieux” où se concentre et se négocie toute la complexité des rapports entre soi et l’autre. Dans l’œuvre littéraire de Hawad, la quête de soi passe par celle de l’autre ; elle exige un long voyage hors des sentiers battus avec, pour seul repère, les “ailes” de la “cape-ancêtre”.
Dahbia ABROUS, in Hélène CLAUDOT-HAWAD (dir.), 2002, Voyager d’un point de vue nomade, Paris : Eds. Paris-Méditerranée, 167-175.